(Re) conquérir le sens
Que l’on soit manager, dirigeant ou expert du management, il est difficile aujourd’hui de passer à côté de l’interrogation profonde sur le sens au travail exprimée par les collaborateurs. Il l’est encore plus de relever individuellement et collectivement le défi de finalité qui se présente aux entreprises.
De la crise de sens… au sens de la crise
Les études et rapports nous alertant sur « l’urgence axiologique » se multiplient, citons-en deux :
- 90% des salariés interrogés estiment qu’il est crucial que leur entreprise leur permette de donner un sens à leur travail (étude IPSOS- CESI, 2020).
- 92% des salariés se questionnent sur le sens de leur activité et se déclarent en quête de sens (étude Audencia- Jobs- that – makesens, 2022).
Derrière ces chiffres, le besoin de se sentir utile aux autres, de participer à l’intérêt général, d’appartenir à une organisation à impact positif sur la société ou la planète, de contribuer aux enjeux de transition écologique et sociale, de mieux concilier la vie professionnelle et personnelle ou encore d’ alimenter le lien de cohérence entre activités professionnelles et convictions personnelles.
Pour mieux comprendre cet appel au sens, il faut le resituer dans un mouvement général de reconsidération de la place du travail dans nos vies et de son rôle structurant. Si le travail demeure important aux yeux des salariés, il a perdu sa centralité, son pouvoir de réalisation et d’élévation à long terme. La recherche plus modeste d’épanouissement à court terme et de bien-être au travail se substitue clairement à l’attachement au statut d’un travail qui n’est plus « très important » que pour 24% des salariés en 2022 alors qu’il l’était pour 60 % d’entre eux en 1990 (le rapport au travail post- covid- Fondation Jean Jaures et IFOP, 2022).
La boîte de Pandore des interrogations des collaborateurs et des managers est plus que jamais ouverte devant les tendances de fond et les événements qui les percutent : la crise sanitaire et son rôle de catalyseur dans le rapport au travail, la (très relative) vague de grande démission constatée aux USA puis en France, la réforme en cours de notre système de retraite et l’allongement du temps de travail qui nous est promis viennent renforcer l’inconfort, la perte de repère voire le mal être ressenti par une partie croissante de salariés dans leur vie professionnelle. La dimension sacrificielle du Labor, que tant de travailleurs avait intégré comme une ancre dans leur cadre de référence, est fortement remise en question. Les millenials ne veulent plus de ce bonheur différé à la retraite et chaque évènement politique ou social (comme l’initiative des étudiants AgroParistech dénonçant une école dont la formation participe aux ravages écologiques et sociaux en cours) vient amplifier les réflexions des salariés sur le sens au travail.
La question du sens au travail devient centrale et prioritaire. Sans sens, sans idéaux, sans buts transcendants nous sommes en fragilité voire en détresse. Les psychiatres nous parlent souvent du sens comme une condition nécessaire à la santé mentale. Il apparait de plus en plus difficile de trouver ce sens uniquement dans les activités professionnelles, raison pour laquelle pour reprendre le contrôle du symptôme, nous mettons des mots sur ce ressenti. C’est ainsi que le brown out, petit dernier dans la famille des 3 B (Burn out, Bore out, Brown out) permet depuis quelques temps d’objectiver et mesurer cette forme d’épuisement professionnel résultant d’une perte de sens. Proposé par Michael E. Kibler en 2015 (PDG de Corporate Balance Concepts) qui parle alors d’executive brown out , il a trouvé ensuite un écho retentissant dans les « bullshits jobs » (Graeber 2018), que l’on peut traduire familièrement comme des « métiers à la con » vides de sens et destinés uniquement à occuper les masses pour alimenter la machine capitaliste.
Comme tout modèle il donne des clés de compréhension à ces sentiments parfois diffus d’absurdité, d’inutilité ou d’incohérence qui conduisent certains travailleurs vers une forme de démission mentale ou de démission douce (quiet quiting).
Alors que faire face à ce trou d’air, ce vide de sens ressenti par tant de collaborateurs ? Les managers sont-ils condamnés à démissionner de toute ambition de construction de sens avec leurs équipes ? Comment peuvent-ils (re) devenir ces « passeurs de sens » et mieux incarner ce pouvoir de référence qui leur confère quasi mécaniquement la responsabilité de construire des repères et des finalités collectives.
Les leviers de sens
Lorsque nous travaillons avec les managers que nous accompagnons sur leur rôle de « facilitateur de sens », nous constatons régulièrement la difficulté à cerner les contours de cette notion complexe qui relève souvent de l’intime de chacun, de sa subjectivité, ses représentations et de sa relation forcément très personnelle aux situations professionnelles vécues… alors quand il s’agit d’alimenter la création collective de sens dans le contexte que nous venons de décrire, la démarche peut sembler assez complexe.
Comme souvent, clarifier le sujet peut être un premier pas utile. Commençons donc par quelques notions centrales.
Le mot sens a deux origines. La première, vient du latin sensus, qui signifie « ressentir ». La seconde provient des langues germaniques, sen, qui signifie « direction, chemin ». Ces deux mots se sont mutuellement influencés, on peut s’autoriser à dire que donner du sens, c’est donner une direction qui provoque un ressenti.
Dans les activités humaines le sens est associé aux intentions qui déterminent le but ou la finalité de l’action. Le sens constitue à la fois une forme de fondement de toute chose donnée et un au-delà qui inscrit nos actions et les relient à un tout cohérent.
Le sens s’inscrit dans un dialogue entre 4 principes fondamentaux :
Le principe de finalité : comprendre les intentions/principes qui déterminent le but ou la finalité de l’action ;
Le principe de totalité : pouvoir se référer à un ensemble, une réalité supérieure, un projet, un tout et/ou un au-delà ;
Le principe de causalité : pouvoir expliquer, relier et comprendre et déterminer le pourquoi des actions ;
Le principe de cohérence : pouvoir établir des liens logiques entre les choses (principe de non-contradiction).
Ces 4 principes alimentent par ailleurs deux questions essentielles :
- Pourquoi faisons-nous les choses (la raison) ?
- Pour… quoi faisons-nous les choses (la raison d’être et la finalité) ?
Ce pour…. arriver à quoi est une question essentielle qui permet d’élargir la portée et les impacts d’une entreprise, d’une unité, d’un métier. « Rendre le sport accessible au plus grand nombre » (raison d’être de Decathlon), « Permettre le développement des femmes et des hommes » (pour une direction de la formation) ou « aider les autres à prendre un nouveau départ et à s’installer dans une nouvelle vie » pour un déménageur... c’est de l’élargissement de la formulation et de l’objet que vient le supplément de sens et d’âme.
Estelle Morin, Professeure en psychologie et spécialiste des questions d’organisation et du sens du travail nous propose une lecture éclairante intégrant 3 dimensions essentielles qui donnent un premier cadre de compréhension.
La signification : quelle est la valeur du travail aux yeux de la personne et la définition ou la représentation qu’il en a ?
La direction et l’orientation : que recherche la personne dans son activité, quelles sont les motivations, les intentions et les dessins qui guident ses actions ?
La cohérence : quels liens peut-elle établir entre ses attentes, ses valeurs et les gestes qu’elle pose quotidiennement dans son activité ?
Pour compléter cette approche et enrichir cette démarche de modélisation des leviers de sens au travail, on peut reprendre la proposition de T. Courtrot (DARES) et C. Perez (Centre d’économie de la Sorbonne) pour décrire ce qu’est agir et travailler avec sens : « Agir sur le monde en se sentant utile aux autres, sans violer ses valeurs morales et professionnelles, exercer son « travail vivant » en développant habilité et créativité » (Quand le travail perd son sens, document d’étude - DARES ; 2021).
Trois activateurs de sens sont proposés par les auteurs :
L’utilité sociale : le sentiment de réaliser quelque chose d’utile aux autres ;
La cohérence éthique : la possibilité d’agir en fonction de ses valeurs morales ;
La capacité de développement : la possibilité de déployer sa créativité, d’apprendre, de développer ses compétences et réaliser son potentiel.
Ces leviers de sens permettent d’identifier 3 espaces potentiels avec leurs défis spécifiques de (ré) activation de sens par les managers :
- Stratégique : nourrir, alimenter et faire vivre la raison d’être de l’entreprise
- Organisationnel : créer des espaces de discussion sur le travail pour faciliter sa réappropriation par les acteurs
- Opérationnel : redonner des marges de manoeuvre et de liberté dans les modalités d’exercice de l’activité.
Ces 3 espaces sont un terreau fertile pour les managers et leurs équipes d’activation collective du sens.