Faciliter l’intelligence collective : la décision par consentement
Dans notre précédent billet, nous mettions en avant les obstacles à la fluidité de la décision collective. Tout collectif, pris dans les pièges de ses influenceurs de décision, de ses egos, ses jeux de pouvoirs et de ses émotions, est souvent le théâtre de dysfonctionnements agrégés et amplifiés, menant inexorablement à une « inintelligence collective ».
Sagesse des foules et discernement
De Gustave le Bon (Psychologie des foules, 1895), pour qui « l'individu se trouve altéré par la foule, devient surtout soumis à l’inconscient, et régresse vers un stade primaire de l’humanité. » à Pierre Desproges avec sa célèbre équation « lorsque les hommes sont réunis, leur intelligence ne s’additionne pas, elle se divise », les doutes sur l’aptitude des groupes humains au discernement collectif jalonnent l’histoire de la psychologie sociale… Cette difficulté se traduit souvent par une pratique de la décision collective chaotique qui oscille entre une tentation autocratique et un consensus mou où, au final, personne ne ressort grandi, que ce soit l’individu et sa vision devenue atrophiée, ou le collectif dissout dans le compromis. La réflexion sur la décision s’inscrit dans la tradition philosophique et spirituelle occidentale. Aristote (finalité et délibération), Machiavel (le choix) ou Descartes (la pratique du discernement) ont posé depuis longtemps les questions essentielles en la matière. Depuis quelques années, le mouvement sociocratique (le pouvoir exercé par la société) et ses dérivés comme l’holacratie* et la sophocratie* renouvellent la réflexion sur l’exercice de la gouvernance partagée, du discernement collectif et de la sagesse des décisions. Comme le montre James Surowiecki (La sagesse des foules, 2004), la perception et la résolution d'un problème par une foule est souvent plus efficace que par n'importe quel individu isolé ou expert reconnu… le potentiel « d’intelligence des foules » existe bel et bien et c’est au niveau de sa structuration que se situe l’enjeu principal.
La décision par consentement - principes et fondements
La décision par consentement est la pratique de décision collective associée à la sociocratie, modèle de gouvernance qui a émergé dans les années 70. Issu des théories systémiques et inspiré par Auguste Comte, il vise à favoriser la responsabilité des membres de l’organisation à travers notamment la codécision, dans une relation d’équivalence de pouvoir. La prise de décision par consentement se différence de la prise de décision par consensus :
- En consensus, tout le monde doit dire oui
- En consentement, personne ne dit non
Lorsque l’on prend une décision par consentement, on ne cherche pas la meilleure solution mais plutôt la décision qui respecte les limites de celles et ceux qui devront l’assumer et qui ne compromet en rien la capacité de l’organisation à mener à bien sa mission. Le consentement implique que la décision ne peut être prise que lorsqu’il n’y a plus d’objection raisonnable à celle-ci, le processus visant à favoriser le portage et l’aboutissement des décisions plutôt que les jeux de pouvoir et autres mécanismes d’inertie organisationnelle. Le changement de paradigme tient dans la nature fondamentalement coopérative du processus de décision où chacun est amené à s’alléger du poids de son ego pour servir au mieux « le centre », c’est à dire le bien commun de l’organisation.
Le facilitateur - l’homme clé au service du processus
À la différence de l’animateur qui emmène un groupe vers un objectif à atteindre, le rôle du facilitateur est de dérouler les différentes étapes proposées dans le processus de décision. Qu’il soit ou non membre, il n’a pas de pouvoir sur le groupe. Il n’est pas plus responsable que les autres membres du groupe. Sa focalisation et son ambition sont la distribution de la paroleà travers deux façons de la distribuer :
- Parole tournante : le facilitateur lance la parole à sa droite ou sa gauche. Chacun s’exprime à son tour. Si quelqu’un n’est pas prêt, il peut passer. Le facilitateur reviendra vers lui une fois le tour terminé.
- Parole au centre : chacun est invité à s’exprimer son point de vue et ses idées pour nourrir le sujet. Le processus vise à rassembler les éléments qui permettront de décider ensemble depuis les différents points de vue. Il s’agit de rester centré sur le sujet de départ, de porter sa parole au centre et de ne pas réagir à ce que la personne précédente a exprimé.
Écouter le centre, c’est écouter attentivement ce qui émerge du groupe au-delà de l’expression de ses membres. L’écoute du centre invite ainsi chacun à écouter ce que l’autre peut offrir dans une posture de coopération, en lâchant son point de vue sur la question et en essayant d’entrevoir en quoi ce qui est dit peut servir le sujet commun, dans une présomption de pertinence accordée à ses pairs. L’écoute du centre repose sur l’implication de chacun à nourrir le centre, en écoutant « ce qui est juste » en soi et en participant de façon active, précise, argumentée à l’éclairage collectif de la situation.
Le processus de décision par consentement
Le processus de décision par consentement comporte 5 méta étapes représentées dans le schéma ci-dessous (source, schéma et processus de l'Université du nous – Creative common Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0) - http://universite-du-nous.org/wp-content/uploads/2013/09/gpc-2017-v0.1.pdf)
Préparation de la proposition Définition de la question : cette phase permet de clarifier, reformuler, préciser le sujet abordé afin d’en définir les contours. Écoute du centre : chacun est invité à formuler les éléments importants relatifs au point traité. Cette phase peut s’effectuer sous forme de N tours de cercle, cela peut être un temps à part entière. Élaboration de la proposition: il s’agit de déterminer le sujet, la problématique, les arguments. Il est conseillé de faire une proposition simple au départ, qui sera transformée par intelligence collective au travers du processus de gestion par consentement. A l’écoute du centre, le facilitateur peut demander :
- à une personne de formuler une proposition,
- à quelques personnes de constituer un groupe d’amélioration qui va plancher sur l’élaboration écrite et argumentée de la proposition.
Présentation de la proposition: une personne est « porteuse » de la proposition, une seule proposition est traitée à la fois.
- Clarifications : est-ce clair ? Est-ce que je comprends ?
Chaque participant pose des questions en vue de comprendre la proposition dans son ensemble. C’est le porteur qui répond et clarifie les éléments de la proposition. L’objectif est d’ôter tout doute ou possible interprétation erronée de la proposition, cependant le porteur ne répond pas aux « pourquoi ? ». Il ne s’agit pas à ce stade d’exprimer ce que l’on ressent vis-à-vis de la proposition (phase 2).
- Ressentis : en quoi la proposition vient satisfaire mes besoins, ceux du projet par rapport à l’organisation ?
Chacun exprime ce que la proposition lui évoque. C’est à ce stade qu’un maximum d’informations peuvent être exposées afin de nourrir le proposeur pour lui permettre d’amender la proposition en phase 3. Le proposeur tente d’avoir une écoute large, de saisir la température globale de ce qui se dégage au centre.
- Amendements
Le proposeur est invité, sur la base de ce qu’il a entendu, à, éventuellement :
- Reclarifier la proposition.
- Amender la proposition : proposer des modifications (ajouts, retraits).
- Retirer la proposition s’il s’avère qu’elle n’est pas pertinente. En cas de retrait, le processus reprend à la phase 0 avec une nouvelle proposition.
- Objections
Les objections ne sont pas des préférences, des avis, d’autres propositions, c’est ce que l’on considère comme des limites pour soi (je ne pourrais pas assumer les conséquences de cette décision) et ou pour la mise en œuvre du projet(cette décision nous éloigne de nos objectifs) Le facilitateur fait un tour pour savoir si les membres du groupe ont des objections. Dans un premier temps, ils sont juste invités à dire si « oui » ou « non » ils ont une objection. S’il n’y a que des « non », la proposition est adoptée, aller directement en célébration. S’il y a des objections, elles sont écoutées et traitées une à une. La formulation d’une objection n’est pas la formulation de la solution à celle-ci. Le facilitateur se centre sur l’obtention de la formulation de l’objection. Il note les objections au tableau avec le prénom de la personne qui les porte. Émettre une objection, c’est s’en défaire comme quelque chose de personnel pour en faire la richesse du groupe. Une objection est un véritable cadeau pour le groupe : elle va lui permettre d’aller plus loin en explorant des parties de la proposition encore inexplorées. Le facilitateur teste les objections : D’abord, il identifie si une objection annule la proposition. Si c’est le cas, retour en 0. Le facilitateur n’a pas le pouvoir de dire si l’objection est raisonnable ou non. Il peut seulement poser des questions afin d’aider celui qui porte l’objection à le déterminer. Une objection est raisonnable si :
- Elle invite à une bonification de la proposition par l’intelligence collective du groupe,
- Elle élimine la proposition, en la rendant impossible à réaliser (on gagne du temps en passant à une autre proposition),
- Elle est argumentée de manière claire,
- Elle n’est pas une manière détournée, consciemment ou non, d’exprimer une préférence ou une autre proposition.
- Bonifications
Le facilitateur traite les objections une par une. Les objections posées au centre deviennent celles du groupe. La discussion est libre, chacun peut apporter des solutions dans le but de lever l’objection traitée. Le facilitateur s’assure régulièrement de vérifier que l’objection se lève auprès de la personne qui l’a émise. Si une solution lève l’objection d’une personne, celle-ci en informe le groupe. Après un tour de levée d’objections, le facilitateur s’assure que de nouvelles ne sont pas apparues. Lorsqu’il n’y a plus d’objection, il y a consentement mutuel, la proposition est adoptée. Célébration Pour marquer le fait que la décision a été prise en consentement mutuel, le groupe se félicite pour cette étape franchie ensemble selon les modalités qu’il définit (applaudissements, repas, fête…) Ce processus peut être contre intuitif voire contraignant dans un premier temps pour le collectif. Après entrainement et intégration, il devient libérant et permet l’émergence d’une sagesse collective par une co élaboration nourricière du tout. Il renforce le co-portage des décisions et maximise donc leur chance d’être appliqués par une appropriation réelle. Le décentrage de l’ego vers le centre est un mouvement qui renforce la maturité et d‘intelligence du collectif. Il est particulièrement adapté aux décisions stratégiques engageant le devenir de l’organisation et des coopérations. Enfin, vous l’aurez compris, le facilitateur est le magicien qui rend les choses possibles en les faisant advenir… Alors, chers managers…. tentés par l’aventure ? Pour en découvrir davantage sur le sujet, nous vous convions à notre webinaire :
Faciliter la décision collective : 6 clés à l’usage des managers
Interview de Laurent Juguet dans la Tête à l'Envers :
*Sophocratie (du grec sophos - sage/sagesse et kratos - pouvoir), inventé par Platon, qui signifie littéralement « le pouvoir de la sagesse » *Holacratie (du grec holos, entier, totalité, entité qui est à la fois un tout et une partie d'un tout, et kratos, pouvoir, autorité). Le terme holacracy est dérivé de holarchy, inventé en 1967 par Arthur Koestler (1905-1983) dans son livre The Ghost in the Machine L'holacratie est un mode de prise de décision et de gouvernance qui permet à une structure de s'auto-organiser comme une entité vivante. Chacune des parties prenantes participe à l'organisation sans faire appel à une hiérarchie ou à un organigramme traditionnel. http://www.toupie.org/Dictionnaire/Holacratie.htm